Frères et sœurs, prenons le chemin du Thabor, en compagnie de Pierre, Jacques et Jean, et demandons d'accueillir cette expérience très particulière que Jésus a réservée à ces trois disciples. Elle nous a été relatée pour fortifier notre foi et éclairer notre compréhension. Pourquoi Jésus les emmène-t-il sur une haute montagne, à l'écart ? Il veut leur révéler sa gloire, c'est-à-dire la pleine réalité de sa personne, normalement inaccessible aux yeux humains, parce qu'il sait que la Croix arrive. Leur ascension est la nôtre et nous pouvons appliquer la page d'évangile de ce dimanche à notre vie spirituelle…
Le but de la Transfiguration est finalement
assez clair : faire naître et grandir
les vertus théologales des disciples, les faire cheminer dans la foi au Fils de Dieu, dans l'espérance de la gloire à venir et
dans l'amour pour celui que le Père
leur donne comme « l'image du Dieu invisible » (Col 1,15).
Les textes de ce jour nous invitent à
l'aventure spirituelle, à travers le
dépouillement, puis la découverte du visage
du Seigneur. Une première question s'impose : sommes-nous prêts à cette aventure, à nous hisser vers les réalités
d'en-haut et à nous laisser envahir entièrement par cette lumière ? Ne
préférons-nous pas très souvent que le Christ
nous éclaire à la marge, d'une lumière tamisée et non aveuglante ? Pour beaucoup, le Christ reste un simple guide, un maître de vie... Or, il est beaucoup plus : le Seigneur de gloire. Mais sa gloire,
lorsqu'elle paraît, envahit toute chose et peut nous effrayer dans un premier
temps. Qu'en est-il pour nous ?
Essayons d'appliquer les enseignements du
passage de la Genèse à notre vie spirituelle : il nous montre la nécessité du détachement et la purification des
relations humaines, à travers la foi en Dieu…
Sans l'épreuve de Genèse 22, Abraham aurait
été tenté de se focaliser humainement sur Isaac, d' en faire le centre de son
existence personnelle, alors que sur lui reposaient les promesses du Seigneur.
Or, Dieu est « jaloux », il ne veut pas d'idolâtrie, mais désire la première
place dans nos cœurs, non pour les
rendre prisonniers, mais parce que lui
seul peut les combler : il éprouve Abraham pour le détacher et lui
apprendre à aimer vraiment son fils et son Dieu. Nous vivons parfois ces
moments difficiles dans la vie spirituelle où le Seigneur nous arrache ce qui
nous semble le meilleur, pour nous attacher à lui.
Nous pouvons nous demander, à notre tour, qui
est pour nous le fils unique, « celui que nous aimons », celui que nous ne voulons pas sacrifier. Ce peut être un lien affectif, même légitime, qui empêche
la pleine réalisation du plan de Dieu sur nos personnes ; un enfant dont nous refusons le chemin particulier, un mariage
qui a mal tourné et dont nous ne supportons pas l'échec, l’exil de notre patrie, les revers
de fortune, un échec professionnel, ou bien une
charge, une mission, notre renommée, nos
biens matériels ou intellectuels, nos conditions de vie, notre santé... Au soir de nos existences, ce sera notre vie biologique elle-même qu'il faudra
rendre, afin que se réalise en nous quelque chose de plus grand : la vie
éternelle et l'union à Dieu.
Il arrive aussi que nous soyons frappés par
des épreuves terribles que nous percevons comme des sacrifices cruels imposés
par Dieu, à qui nous avons du mal à pardonner car nous souffrons trop... Le
Seigneur semble se contredire. C'est souvent le cas lors de la perte
insoutenable d'un proche - en particulier d'un enfant. Dieu souffre alors avec nous.
Le texte de la Genèse nous dit clairement qu'un tel sacrifice n'est pas voulu
par Dieu, qu'il est la conséquence du mal introduit dans le monde ; même s'il se produit, Dieu garde la maîtrise finale de toute chose. Nous
sommes alors invités, comme Abraham, à lever dès maintenant les yeux vers le ciel, vers une autre
réalité, celle de l'accomplissement
parfait de la Promesse dans la vie éternelle. Dieu nous demande de croire,
si nous le pouvons, que l'être aimé ne nous est pas arraché puisqu'il nous reste uni dans l'amour de Dieu,
qu'il nous sera rendu pour quelque chose de plus grand car Dieu n'annule jamais les dons qu'il
nous fait. Il nous dit également qu'il va, dès cette vie, nous bénir
tout particulièrement en raison de cette épreuve incompréhensible à vue
humaine.
Face à un événement aussi déroutant que la
Transfiguration, l'attitude de Pierre est révélatrice : il ne comprend rien et
fait une proposition inadaptée. Marc le souligne : « Il ne savait que répondre. » (Mc 9, 6) Un peu auparavant, Jésus
dénonçait son attitude trop humaine de rejet de la Passion : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu » (Mc 8, 33) ; un
peu après, Pierre partagera la perplexité de ses compagnons qui « se
demandaient entre eux ce que signifiait « ressusciter
d'entre les morts » (Mc 9,10).
Lenteur de l'esprit humain à entrer dans la foi et difficulté toute naturelle à
suivre la logique divine.
Étonnamment, Jésus ne cherche pas à dissiper
son ignorance, bien au contraire : dans son explication en descendant de la
montagne, Il Ie laisse encore plus perplexe, avec cette fameuse expression « ressusciter d'entre les morts ». En ce
sens, Pierre ressemble à Abraham, qui obéit dans la nuit de la foi, sans
pouvoir trouver d'explication.
Pourtant, la nuit est vraiment lumineuse pour
Pierre, puisqu'il voit Jésus transfiguré et qu'il entend la voix du Père. Excès de lumière qui conduit à la cécité ?
C'est ce que nous explique très bien, saint Jean de la Croix, lorsqu'il nous
introduit à la « montée du Carmel », l'ascension spirituelle…
Lorsque le récit du sacrifice d'Isaac arrive
à son dénouement, Abraham sort de
l'obscurité de la foi pour recevoir une nouvelle révélation divine : ce
sont les mêmes verbes qui reviennent, puisqu'il entend par deux fois la voix de
l'ange (Gn 22,11.15), et qu'il « lève les
yeux et voit un bélier » (Gn 22, 13). Cette coïncidence n'est pas fortuite
: voir et entendre sont les verbes-clés
de la contemplation, par laquelle nous tendons à voir le Père et à entendre sa volonté, à travers Jésus, visage du
Père et irradiation de sa gloire.
La
nouvelle vue d’Abraham, acquise par la souffrance, préfigure la vision par la
foi, qui requiert une véritable nuit de l'intelligence spirituelle. Ce n'est alors plus seulement l'intelligence qui perçoit la vérité,
mais le
cœur. L'intelligence n'a plus part à la connaissance intellectuelle de
Dieu, qui se fait alors directement. La méditation - qui fait intervenir
l'intelligence - cède la place à la contemplation où le cœur atteint
intuitivement les réalités de foi.
Les réactions
finales de Pierre et d'Abraham sont similaires :
l'Apôtre est saisi par une grande paix et voudrait la retenir : « Il est
heureux que nous soyons ici ; faisons donc trois tentes... » (Mc 9,5), tandis
que le Patriarche oublie les affres du chemin et reçoit la fécondité divine : «
une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel » (Gn 22,17).
Ces itinéraires de deux géants de la foi nous montrent comment entrer dans la contemplation : l'adoration jaillit dans leur cœur, après l'épreuve et la manifestation de Dieu pour Abraham, au sein de la nuée glorieuse pour Pierre, tout simplement parce que « Dieu est Dieu », et qu'ils ont perçu quelque chose de sa grandeur et de sa beauté. Il a subjugué leur liberté et les a amenés à un acte d'adoration gratuite.
Invitation à la contemplation, donc : c’est le Père lui-même qui nous attire, lorsque nous l'entendons dire sur le Thabor : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur, écoutez-Le. » (Mc 9,7)
Si nous n'allons pas à
l'écart et ne gravissons pas le Thabor, le Seigneur ne pourra pas se révéler à nous. Prenons donc toujours plus le temps de la prière, en particulier de
cette prière gratuite où, cessant de
demander et de parler, nous accueillons dans le
silence de notre cœur tout l’amour que Dieu désire y déposer…
L’épreuve, qui s'apparente à une mort, est
aussi la condition et le gage d'une nouvelle fécondité :
Abraham devient, par Isaac, le père d'une multitude. Ce fut aussi
le cas de notre Père, St Jean de la Croix : après avoir réalisé la réforme du
Carmel avec Thérèse d'Avila, il est arrêté, à l'instigation des Carmes non réformés,
puis confiné dans un cachot où il souffre physiquement du froid, de la faim et
des violences de ses frères... Il se voit refuser la lecture de la Bible et est
incité à renier la réforme qu'il a conduite. Il en tirera ses plus beaux poèmes et pages mystiques, avant d'être
réhabilité de son vivant ; il deviendra l'un
des plus grands maîtres de la spiritualité chrétienne.
De l'épreuve à
la fécondité : c'est le mouvement même du psaume que nous avons chanté à la
messe, qui passe de l'épreuve à l'action
de grâce…
Nouvelle
fécondité, donc, qui est la conséquence et le fruit de l'épreuve de la foi.
Lors de la Transfiguration, les disciples ne sont pas conscients de la grandeur
du mystère, comme nous-mêmes peinons à voir, au sein de l'épreuve, les
semences de vie que le Seigneur dépose dans nos âmes.
Cela se reflète dans les expressions choisies
par l'évangéliste Marc : « Une nuée les
couvrit de son ombre » (Mc 9, 7), qui est similaire à celle employée par
Luc lors de l'Incarnation : « La
puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » (Lc 1,35) Elle renvoie
également à la « nuée » de la gloire divine dans l'Exode qui couvre la Tente de
la Rencontre (Ex 40, 35). Le message est clair : le Dieu de la vie ne cesse de bénir et de rendre fécond son peuple.
Frères et sœurs, en marche vers Pâques, aux
côtés de Jésus qui monte à Jérusalem, nous sommes en même temps compagnons
d'Abraham et nous pouvons faire nôtre cette belle exclamation de l’apôtre Paul
que nous avons entendu dans la seconde lecture et qui nous ouvre à une espérance sans limite :