dimanche 3 mars 2024

Homélie du 25 février 2024 – 2e dimanche de Carême (B)

        Frères et sœurs, prenons le chemin du Thabor, en compagnie de Pierre, Jacques et Jean, et demandons d'accueillir cette expérience très particulière que Jésus a réservée à ces trois disciples. Elle nous a été relatée pour fortifier notre foi et éclairer notre compréhension. Pourquoi Jésus les emmène-t-il sur une haute montagne, à l'écart ? Il veut leur révéler sa gloire, c'est-à-dire la pleine réalité de sa personne, normalement inaccessible aux yeux humains, parce qu'il sait que la Croix arrive. Leur ascension est la nôtre et nous pouvons appliquer la page d'évangile de ce dimanche à notre vie spirituelle…

        Le but de la Transfiguration est finalement assez clair : faire naître et grandir les vertus théologales des disciples, les faire cheminer dans la foi au Fils de Dieu, dans l'espérance de la gloire à venir et dans l'amour pour celui que le Père leur donne comme « l'image du Dieu invisible » (Col 1,15). 

 

         Les textes de ce jour nous invitent à l'aventure spirituelle, à travers le dépouillement, puis la découverte du visage du Seigneur. Une première question s'impose : sommes-nous prêts à cette aventure, à nous hisser vers les réalités d'en-haut et à nous laisser envahir entièrement par cette lumière ? Ne préférons-nous pas très souvent que le Christ nous éclaire à la marge, d'une lumière tamisée et non aveuglante ? Pour beaucoup, le Christ reste un simple guide, un maître de vie... Or, il est beaucoup plus : le Seigneur de gloire. Mais sa gloire, lorsqu'elle paraît, envahit toute chose et peut nous effrayer dans un premier temps. Qu'en est-il pour nous ? 


        Essayons d'appliquer les enseignements du passage de la Genèse à notre vie spirituelle : il nous montre la nécessité du détachement et la purification des relations humaines, à travers la foi en Dieu…


            Sans l'épreuve de Genèse 22, Abraham aurait été tenté de se focaliser humainement sur Isaac, d' en faire le centre de son existence personnelle, alors que sur lui reposaient les promesses du Seigneur. Or, Dieu est « jaloux », il ne veut pas d'idolâtrie, mais désire la première place dans nos cœurs, non pour les rendre  prisonniers, mais parce que lui seul peut les combler : il éprouve Abraham pour le détacher et lui apprendre à aimer vraiment son fils et son Dieu. Nous vivons parfois ces moments difficiles dans la vie spirituelle où le Seigneur nous arrache ce qui nous semble le meilleur, pour nous attacher à lui. 


            Nous pouvons nous demander, à notre tour, qui est pour nous le fils unique, « celui que nous aimons », celui que nous ne voulons pas sacrifier. Ce peut être un lien affectif, même légitime, qui empêche la pleine réalisation du plan de Dieu sur nos personnes ; un enfant dont nous refusons le chemin particulier, un mariage qui a mal tourné et dont nous ne supportons pas l'échec, l’exil de notre patrie, les revers de fortune, un échec professionnel, ou bien une charge, une mission, notre renommée, nos biens matériels ou intellectuels, nos conditions de vie, notre santé... Au soir de nos existences, ce sera notre vie biologique elle-même qu'il faudra rendre, afin que se réalise en nous quelque chose de plus grand : la vie éternelle et l'union à Dieu. 


            Il arrive aussi que nous soyons frappés par des épreuves terribles que nous percevons comme des sacrifices cruels imposés par Dieu, à qui nous avons du mal à pardonner car nous souffrons trop... Le Seigneur semble se contredire. C'est souvent le cas lors de la perte insoutenable d'un proche - en particulier d'un enfant. Dieu souffre alors avec nous. Le texte de la Genèse nous dit clairement qu'un tel sacrifice n'est pas voulu par Dieu, qu'il est la conséquence du mal introduit dans le monde ; même s'il se produit, Dieu garde la maîtrise finale de toute chose. Nous sommes alors invités, comme Abraham, à lever dès maintenant  les yeux vers le ciel, vers une autre réalité, celle de l'accomplissement parfait de la Promesse dans la vie éternelle. Dieu nous demande de croire, si nous le pouvons, que l'être aimé ne nous est pas arraché puisqu'il nous reste uni dans l'amour de Dieu, qu'il nous sera rendu pour quelque chose de plus grand car Dieu n'annule jamais les dons qu'il nous fait. Il nous dit également qu'il va, dès cette vie, nous bénir tout particulièrement en raison de cette épreuve incompréhensible à vue humaine. 


            Face à un événement aussi déroutant que la Transfiguration, l'attitude de Pierre est révélatrice : il ne comprend rien et fait une proposition inadaptée. Marc le souligne : « Il ne savait que répondre. » (Mc 9, 6) Un peu auparavant, Jésus dénonçait son attitude trop humaine de rejet de la Passion : « Tes pensées ne  sont pas celles de Dieu » (Mc 8, 33) ; un peu après, Pierre partagera la perplexité de ses compagnons qui « se demandaient entre eux ce que signifiait « ressusciter d'entre les morts » (Mc 9,10). Lenteur de l'esprit humain à entrer dans la foi et difficulté toute naturelle à suivre la logique divine. 

 

            Étonnamment, Jésus ne cherche pas à dissiper son ignorance, bien au contraire : dans son explication en descendant de la montagne, Il Ie laisse encore plus perplexe, avec cette fameuse expression « ressusciter d'entre les morts ». En ce sens, Pierre ressemble à Abraham, qui obéit dans la nuit de la foi, sans pouvoir trouver d'explication. 

Pourtant, la nuit est vraiment lumineuse pour Pierre, puisqu'il voit Jésus transfiguré et qu'il entend la voix du Père. Excès de lumière qui conduit à la cécité ? C'est ce que nous explique très bien, saint Jean de la Croix, lorsqu'il nous introduit à la « montée du Carmel », l'ascension spirituelle…

 

            Lorsque le récit du sacrifice d'Isaac arrive à son dénouement, Abraham sort de l'obscurité de la foi pour recevoir une nouvelle révélation divine : ce sont les mêmes verbes qui reviennent, puisqu'il entend par deux fois la voix de l'ange (Gn 22,11.15), et qu'il « lève les yeux et voit un bélier » (Gn 22, 13). Cette coïncidence n'est pas fortuite : voir et entendre sont les verbes-clés de la contemplation, par laquelle nous tendons à voir le Père et à entendre sa volonté, à travers Jésus, visage du Père et irradiation de sa gloire. 

 

            La nouvelle vue d’Abraham, acquise par la souffrance, préfigure la vision par la foi, qui requiert une véritable nuit de l'intelligence spirituelle. Ce n'est alors plus seulement l'intelligence qui perçoit la vérité, mais le cœur. L'intelligence n'a plus part à la connaissance intellectuelle de Dieu, qui se fait alors directement. La méditation - qui fait intervenir l'intelligence - cède la place à la contemplation où le cœur atteint intuitivement les réalités de foi. 

 

            Les réactions finales de Pierre et d'Abraham sont similaires : l'Apôtre est saisi par une grande paix et voudrait la retenir : « Il est heureux que nous soyons ici ; faisons donc trois tentes... » (Mc 9,5), tandis que le Patriarche oublie les affres du chemin et reçoit la fécondité divine : « une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel » (Gn 22,17). 

 

            Ces itinéraires de deux géants de la foi nous montrent comment entrer dans la contemplation : l'adoration jaillit dans leur cœur, après l'épreuve et la manifestation de Dieu pour Abraham, au sein de la nuée glorieuse pour Pierre, tout simplement parce que « Dieu est Dieu », et qu'ils ont perçu quelque chose de sa grandeur et de sa beauté. Il a subjugué leur liberté et les a amenés à un acte d'adoration gratuite


            Invitation à la contemplation, donc : c’est le Père lui-même qui nous attire, lorsque nous l'entendons dire sur le Thabor : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur, écoutez-Le. » (Mc 9,7) 

Si nous n'allons pas à l'écart et ne gravissons pas le Thabor, le Seigneur ne pourra pas se révéler à nous. Prenons donc toujours plus le temps de la prière, en particulier de cette prière gratuite où, cessant de demander et de parler, nous accueillons dans le silence de notre cœur tout l’amour que Dieu désire y déposer… 

 

L’épreuve, qui s'apparente à une mort, est aussi la condition et le gage d'une nouvelle fécondité :

Abraham devient, par Isaac, le père d'une multitude. Ce fut aussi le cas de notre Père, St Jean de la Croix : après avoir réalisé la réforme du Carmel avec Thérèse d'Avila, il est arrêté, à l'instigation des Carmes non réformés, puis confiné dans un cachot où il souffre physiquement du froid, de la faim et des violences de ses frères... Il se voit refuser la lecture de la Bible et est incité à renier la réforme qu'il a conduite. Il en tirera ses plus beaux poèmes et pages mystiques, avant d'être réhabilité de son vivant ; il deviendra l'un des plus grands maîtres de la spiritualité chrétienne

 

             De l'épreuve à la fécondité : c'est le mouvement même du psaume que nous avons chanté à la messe, qui passe de l'épreuve à l'action de grâce

 

         Nouvelle fécondité, donc, qui est la conséquence et le fruit de l'épreuve de la foi. Lors de la Transfiguration, les disciples ne sont pas conscients de la grandeur du mystère, comme nous-mêmes peinons à voir, au sein de l'épreuve, les semences de vie que le Seigneur dépose dans nos âmes

 

            Cela se reflète dans les expressions choisies par l'évangéliste Marc : « Une nuée les couvrit de son ombre » (Mc 9, 7), qui est similaire à celle employée par Luc lors de l'Incarnation : « La puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » (Lc 1,35) Elle renvoie également à la « nuée » de la gloire divine dans l'Exode qui couvre la Tente de la Rencontre (Ex 40, 35). Le message est clair : le Dieu de la vie ne cesse de bénir et de rendre fécond son peuple

 

            Frères et sœurs, en marche vers Pâques, aux côtés de Jésus qui monte à Jérusalem, nous sommes en même temps compagnons d'Abraham et nous pouvons faire nôtre cette belle exclamation de l’apôtre Paul que nous avons entendu dans la seconde lecture et qui nous ouvre à une espérance sans limite

« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? »  (Rm 8, 31-32)  AMEN.