Frères et sœurs, dans sa lettre aux Romains, l’apôtre Paul énumère les commandements de la Loi qui sont toujours valides ; il dénonce ces scandales qui demandent d'être corrigés dans la communauté chrétienne : « adultère, meurtre, vol, convoitise... » (Ro 13,9). Cela semble évident, mais essayons de mettre à jour cette liste, selon les mœurs de notre société moderne, et sa brûlante actualité apparaît immédiatement : « unions illégitimes, avortement, spéculation effrénée, exploitation des personnes, comportements sexuels déviants, etc... »
Comment nous comporter face à ces scandales ? Dans nos familles,
dans nos relations, les « cas difficiles » ne sont pas rares, comment trouver
l'attitude juste qui ne blesse pas notre prochain, mais qui ne soit pas un
contre-témoignage à la vérité ? Nous devons
naviguer entre deux impératifs : l'amour
de la vérité, l'amour du pécheur. Essayons de voir comment concilier ces
deux impératifs en considérant en particulier le rôle des ministres de l'Église
qui, comme le prophète Ézéchiel de la première lecture, sont constitués comme «
veilleurs », chargés de veiller sur le bien de la communauté.
Dans un
message de carême (2012), le pape Benoît XVI nous offrait, il y a quelques
années, une première réflexion :
« La tradition de l'Église a compté parmi les œuvres de miséricorde spirituelle celle d’ « admonester les pécheurs ». Il est important de récupérer cette dimension de la charité chrétienne. Il ne faut pas se taire face au mal. Je pense ici à l'attitude de ces chrétiens qui, par respect humain ou par simple commodité, s'adaptent à la mentalité commune au lieu de mettre en garde leurs frères contre des manières de penser et d'agir qui sont contraires à la vérité, et ne suivent pas le chemin du bien. »
(Message pour le carême 2012)
Comme Ézéchiel dans la première lecture, les pasteurs de l'Église
doivent aujourd'hui exercer ce rôle prophétique. Voilà
déjà un premier cadre pour la pratique saine de l'admonestation : elle incombe
d'abord à ceux qui sont constitués en autorité dans la communauté ; cela permet
d'éviter que tout le monde ne fasse des reproches à tout le monde, en semant la
confusion.
L'évangile de ce dimanche est
très clair qui nous envoie faire des
reproches à notre frère qui a péché, et qui envisage même de le déclarer «
exclu de la communion », car ce n'est
pas la communauté qui exclut mais le pécheur qui s'auto-exclut par son
comportement. Nous pouvons y discerner plusieurs motivations. D'une part,
il y a beaucoup de cas où le tort commis exige réparation : Jésus parle du « péché commis contre toi » ; l'appel à
des témoins ou l'intervention de la communauté devrait permettre de « régler l'affaire », c'est-à-dire de
soigner la blessure. Concrètement, l'Église
s'est dotée d'un « droit canonique » pour que les droits et devoirs de chacun
de ses membres soient objectivement reconnus et défendus. Il faut que la
vérité soit établie, puis proclamée publiquement, pour le bien des âmes. St Augustin, le disait déjà très clairement
en son temps à ses chrétiens d’Hippone : « Ne cachons pas, leur disait-il, notre
tiédeur sous le voile de la tolérance et ne déguisons pas notre rigueur sous
les apparences du zèle ».
D’autre part, la vie de communauté en tant que telle, la
communion des personnes, exige une paix basée sur la vérité. Or cette
communion ne peut se construire sur des bases équivoques, et la communauté
chrétienne serait en péril si elle consentait à la présence d’un mal grave et objectif en son sein. Si nous
excluons la Vérité de notre maison, où les pécheurs pourront-ils trouver un
vrai refuge ?...
Comme le prophète Ézéchiel, les
pères du concile Vatican II ont joué leur rôle prophétique en accomplissant leur devoir de dénoncer le
mal et ils n’ont pas hésiter à condamner durement certaines déviances modernes
:
«
Tout ce qui s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le
génocide, l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui
constitue une violation de l'intégrité de la personne humaine,… tout ce qui est
offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les
emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le
commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail
dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments… :
toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis
qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent
plus encore que ceux qui les subissent et insultent gravement à l'honneur du
Créateur. » (Gaudium et Spe, n°3)
Reconnaissons la difficulté pour la vie de
l'Église : nous vivons actuellement une
« dictature du relativisme » dans nos sociétés occidentales ; ce n'est pas
tant la multiplication des conduites graves qui est frappante, mais plutôt la tendance à tout considérer
comme acceptable ; en même temps, de
nouvelles autorités, comme les médias, ont fait leur apparition et dictent les
comportements à considérer comme « normaux », souvent à l'opposé de la
vérité sur l'homme, et au message de l'Évangile.
L'Église
ne peut donc pas renoncer à son ministère prophétique de dénonciation du mal.
Aussi dois-je me poser la question en tant que pasteur : dans ma communauté, ma
paroisse, ma famille, face à des comportements qui sont scandaleux, suis-je témoin de la vérité ? Si je ne le
suis pas, est-ce par manque de conviction ou bien par confort pour moi-même ?
Mais, comme je le disais au début
de cette homélie, ce n'est voir qu'un côté du problème, et nous devons
absolument le compléter par une autre exigence : l'attention au pécheur.
Le service à la vérité, s'il
n'est pas animé par la Miséricorde, court le grand danger de devenir
intolérant, et de broyer la capacité au
bien des pécheurs plutôt que de les éduquer. L'Évangile nous invite donc à
une attitude de charité, ou mieux : il
nous présente la Charité elle-même, le Christ qui est venu se pencher sur
nos misères et panser nos plaies. Dénonciation
du mal, et amour du pécheur ; c'est pourquoi le pape Benoît XVI continuait
ainsi sa réflexion sur la « correction fraternelle » :
«
Toutefois le reproche chrétien n'est jamais fait dans un esprit de condamnation
ou de récrimination. Il est toujours
animé par l'amour et par la miséricorde et il naît de la véritable
sollicitude pour le bien du frère. L'apôtre Paul affirme : « dans le cas, où
quelqu'un serait pris en faute, vous les spirituels, rétablissez-le en esprit
de douceur, te surveillant toi-même, car tu pourrais bien, toi aussi être
tenté" (Ga 6, 1). »
Benoît
XVI soulignait ici une idée très importante : la charité ultime que nous
devons à nos frères est le témoignage de
la Vérité pour leur propre salut. Très simplement : si je crois au Christ
et que j'aime mes frères, comment puis-je ne pas souhaiter qu'ils se
réconcilient avec Lui et entrent dans la vie éternelle ?
On
entend parfois une étrange caricature de la vie en Église : l'opposition entre la
vérité, que les « bien-pensants » se sentiraient en droit de prêcher comme
des pharisiens, et la charité, qui
serait l'apanage des miséricordieux, de ceux qui veulent bien « se salir les
mains » pour secourir leurs frères, quitte à fermer les yeux sur l'erreur.
Cette caricature possède une part de vérité, mais elle laisserait à penser
qu'il vaut mieux sacrifier la vérité pour vivre la charité : une erreur dont
les conséquences seraient fatales.
Regardons
le Christ, notre modèle : Il est la
Vérité et la Miséricorde tout ensemble... En Lui, aucune compromission avec le mal et l'erreur, l'Évangile de
cette semaine nous le rappelle ; mais aussi une immense compassion pour les
pécheurs. Il est la Lumière : elle brille dans notre monde, par opposition aux
ténèbres de l'iniquité…
Nous
sommes appelés à vivre ce mystère, cette
tension permanente entre vérité et compassion. Pour beaucoup d'entre nous,
surtout les pasteurs, c'est là que se situe le chemin de Croix concret, la souffrance qu'engendre une fidélité
totale au Christ.
Saint Jean-Paul II nous en a offert un exemple lumineux : par son
magistère, il n'a pas hésité à prendre
position sur bien des questions « épineuses » et peu populaires ; mais tous
ceux qui l'ont approché peuvent témoigner de son ouverture, de sa sollicitude
pour les personnes, de son désir profond de rejoindre chacun. Il a placé la Miséricorde au centre de la
vie de l'Église.
Enfin, frères et sœurs, l’évangile
ce matin se termine par l’invitation de Jésus nous rappelant combien la
conversion de nos frères dépend de nos relations fraternelles : la communauté est habitée par sa présence,
elle est le lieu où les hommes peuvent le trouver et vivre en communion avec
lui.