
Après ses études, le jeune Laurent Sartoretti gagne Paris où il travaille comme typographe dans une imprimerie de la capitale. Amoureux des livres et de la lecture, il déambule un dimanche après-midi sur les quais de Seine et, au hasard d’un bouquiniste, tombe sur une édition du Cantique spirituel de N. P. saint Jean de la Croix. Le choc est immédiat et une grande amitié avec le carme espagnol naîtra de cette rencontre inattendue. Laurent avait trouvé un maître qui ne le quittera jamais, et l’aidera à trouver sa physionomie spirituelle et son amour pour Dieu. L’appel à entrer au Carmel se fait presque aussitôt entendre. Laurent a un peu plus de 20 ans.

Laurent Sartoretti prend le nom d’Étienne de Sainte-Marie en souvenir de sa mère Marie Crescenzia. Il fait profession le 25 juin 1925. Il a 23 ans. Pendant 72 ans de vie religieuse, l’activité du Père Étienne sera variée. Prieur à diverses reprises, prédicateur de retraite, confesseur des carmélites, il est un homme d’études, d’intuitions et de convictions résolues.
Passé 80 ans, le solide valaisan passait donc la main du priorat à différents frères nommés directement par Rome. Le 3 décembre 1991, le couvent était confié à la Province d’Aquitaine avec un supérieur nommé par le conseil provincial. Le Père Étienne avait été mon prieur je serai le sien pour quelques années. Lors du chapitre provincial d’avril 1996, le couvent de Fribourg sera érigé en prieuré avec le Frère Denis Chardonnens comme prieur. Le Père Étienne mourra le 31 octobre de cette même année à la maison Jean-Paul II, après 72 ans de profession. Il aura traversé le siècle et connu 9 papes, de Léon XIII à Jean-Paul II !
Comme prêtre il a dû célébrer plus de 11 000 messes !
Je voudrais relever ce qui me semble être une caractéristique très parlante pour aujourd’hui de la vie du Père Étienne : le lien entre la connaissance de la doctrine carmélitaine et l’apostolat par et de l’oraison. En 1937, il fonde Spiritualité carmélitaine destinée aux carmes, aux carmélites et aux membres du carmel séculier ; revue doctrinale et historique de formation conçue, comme primitivement la revue Carmel, comme un lien entre les trois branches de l’ordre : « L’ordre du Carmel, écrivait-il dans l’éditorial du premier numéro, est une école pratique de sainteté. Il a la prétention d’enseigner à ses membres les voies de la perfection, de leur donner aussi à côté de la lumière de la doctrine, le stimulant si efficace de l’exemple ». Cette revue, trop vite arrêtée (1937-1953) et trop vite oubliée, est un exemple du genre. La sûreté de la doctrine carmélitaine et de son histoire est mise à la disposition du lecteur pour qu’il puisse se l’approprier. Seul le numéro écrit par le Père Étienne, Conversation avec Dieu, publié en 1953 a été sauvé de l’oubli par les Éditions du Carmel en 2004.
Sa conviction est claire : « L’oraison ne constitue pas seulement la caractéristique du Carmel, son occupation par excellence, elle est aussi son grand moyen d’apostolat », écrivait-il en 1937. « L’ordre du Carmel, qui exige de ses membres une vie de prière intense, se devait d’enseigner à ses enfants le grand art de converser avec Dieu, il ne pouvait manquer de tenir école d’oraison ». « Apprendre au monde à prier » tel est la vocation du carme, de la carmélite et du carme séculier. D’où la nécessité de se former doctrinalement et de pratiquer soi-même l’oraison. Spiritualité carmélitaine se voulait un outil pour « sortir du chemin de vaches » comme il disait. « L’ordre du Carmel, à la fois citadelle et école d’oraison donne au monde l’exemple et l’enseignement lumineux. »
Ce lien entre doctrine carmélitaine et pédagogie pratique apparaît aussi dans le fascicule Pas à pas avec saint Jean de la Croix et dans Avec Jean de la Croix, publié en italien en 1978 par Don Angelo Albani et aussitôt traduit en 1979 par le P. Étienne. En 1957, il traduisait La science de la Croix d’Edith Stein qui restera jusqu’au récentes éditions critiques la seule porte d’entrée pour le lecteur francophone à l’œuvre de la carmélite philosophe.
Homme de lecture et de silence, le Père Étienne appliquait consciencieusement les conseils de sainte Thérèse pour creuser sa relation à Dieu : les bons livres et la solitude. Sur celle-ci, il écrivait comme un mot d’ordre : « L’heure est venue de retrouver notre âme, cette inconnue, d’aller puiser l’eau de la sagesse à la fontaine du silence. L’heure est venue d’intensifier notre vie intérieure, de descendre en nous-mêmes jusqu’à ces profondeurs insoupçonnées du vulgaire pour y reprendre dans le silence et la paix le dialogue avec Dieu si malheureusement interrompu jadis au Paradis terrestre » (1939).

Cette connaissance approfondie de la doctrine de nos saints, alliée à un grand amour de Charles Péguy et de Ramuz, cette pratique de la garde de la cellule pour lire et traduire, ont forgé la personnalité du Père Étienne et sa relation à Dieu. L’enthousiasme dont il ne se départira jamais en était sans doute le fruit le plus visible. Combien de fois l’expression : « Mais c’est formidable tout de même ! » n’a-t-elle par retentie dans les murs du couvent. Un rien provoquait chez lui la joie, une lecture (le Catéchisme de l’Église catholique), une rencontre : « Quel type ! » C’est cette joie qui l’envahira peu avant sa mort : « Je suis heureux, comme je suis heureux » disait-il. Ses dernières paroles sont un appel qu’il nous lance aujourd’hui encore, alors que désormais il repose aux pieds de cette église dédiée à Notre-Dame du Mont-Carmel : « Jetez-vous en Dieu ! » Paroles du carme qui résume toute une vie dont l’orientation fut donnée au hasard d’une promenade sur les quais de Seine vers 1920. « Jetons-nous en Dieu ! » comme dans un gouffre d’où sourdre la vie."
Fr. Stéphane-Marie Morgain ocd