"Laurent Sartoretti est né à Sion le 16 décembre 1902 d’une famille originaire d’Ameno Novare dans le Piémont, installée en Suisse dans la première la moitié du 19e siècle. Son père, Laurent-Jules Sartoretti (1865-1931), avait épousé le 16 juillet 1887 Maria Crescenzia Gatterer (1864-1947). Parmi les 12 enfants de cette famille profondément chrétienne, trois embrasseront la vie religieuse, le Père Étienne de Sainte-Marie, Sœur Marie-Etienne et Sœur Monique.
Après ses études, le jeune Laurent Sartoretti gagne Paris où il travaille comme typographe dans une imprimerie de la capitale. Amoureux des livres et de la lecture, il déambule un dimanche après-midi sur les quais de Seine et, au hasard d’un bouquiniste, tombe sur une édition du Cantique spirituel de N. P. saint Jean de la Croix. Le choc est immédiat et une grande amitié avec le carme espagnol naîtra de cette rencontre inattendue. Laurent avait trouvé un maître qui ne le quittera jamais, et l’aidera à trouver sa physionomie spirituelle et son amour pour Dieu. L’appel à entrer au Carmel se fait presque aussitôt entendre. Laurent a un peu plus de 20 ans.
Mais il n’y a pas de carmes en Valais, les capucins, ou peut-être Adrien II de Riedmatten, évêque de Sion, étant intervenus au début du 17e siècle pour bloquer l’installation des déchaux par crainte de la concurrence. En 1920, les carmes français, à peine expulsés, avaient quitté le pays et, de toute manière, n’avaient pas encore de noviciat. C’est donc au couvent de Chèvremont, en Belgique, que Laurent Sartoretti entre au noviciat. Nous sommes en juin 1924.
Laurent Sartoretti prend le nom d’Étienne de Sainte-Marie en souvenir de sa mère Marie Crescenzia. Il fait profession le 25 juin 1925. Il a 23 ans. Pendant 72 ans de vie religieuse, l’activité du Père Étienne sera variée. Prieur à diverses reprises, prédicateur de retraite, confesseur des carmélites, il est un homme d’études, d’intuitions et de convictions résolues.
En 1980, le Père Étienne est envoyé à Fribourg par le Père Hermann-Joseph, provincial du Brabant, pour consolider la fondation initiée par le Père Antoine, érigée en résidence en 1978 et canoniquement érigée en prieuré par le Définitoire général le 12 février 1979. Durant l’année 1981-1982, le Père Guido Stinissen rapatrie les étudiants à Bruxelles. Le Père Étienne reste seul à Montrevers et accueille quelques Frères de Saint-Jean pour occuper les lieux. En octobre 1982, le Père Guy-Joseph Merlin, provincial d’Avignon-Aquitaine, envoie 4 étudiants à Fribourg pour suivre leur formation à l’Université Miséricorde. Le Père Étienne exerce la charge de prieur d’une communauté formée de 4 Français et 2 Suisses. En janvier 1984, le Définitoire général supprime la Province du Brabant et la maison de Fribourg passe sous la juridiction directe du Définitoire. Le Père Étienne prieur depuis 1982, l’est encore en septembre 1984 lorsque je posais moi-même mes quelques bagages à Fribourg. Entre 1984 et 1987, la communauté comptera jusqu’à 14 religieux (Suisses, Français, Canadien, Belge). Le Père Étienne tenait sa place et chaque soir à l’office de Complies, après l’examen de conscience, nous arrosait copieusement d’eau bénite en nous bénissant. Ses homélies étaient de feu et il partageait volontiers nos fous-rire au chœur. Nous avions gardé alors toutes les traditions de l’ordre, litanies, preces, antienne mariale après chaque messe, bénédiction du prieur, etc. En 1985, le Père Jean Abiven deviendra maître des étudiants, puis prieur pendant l’année suivante jusqu’au départ des Français pour la première fondation de Toulouse, à l’exception du Frère Paul et moi-même.
Passé 80 ans, le solide valaisan passait donc la main du priorat à différents frères nommés directement par Rome. Le 3 décembre 1991, le couvent était confié à la Province d’Aquitaine avec un supérieur nommé par le conseil provincial. Le Père Étienne avait été mon prieur je serai le sien pour quelques années. Lors du chapitre provincial d’avril 1996, le couvent de Fribourg sera érigé en prieuré avec le Frère Denis Chardonnens comme prieur. Le Père Étienne mourra le 31 octobre de cette même année à la maison Jean-Paul II, après 72 ans de profession. Il aura traversé le siècle et connu 9 papes, de Léon XIII à Jean-Paul II !
Comme prêtre il a dû célébrer plus de 11 000 messes !
Je voudrais relever ce qui me semble être une caractéristique très parlante pour aujourd’hui de la vie du Père Étienne : le lien entre la connaissance de la doctrine carmélitaine et l’apostolat par et de l’oraison. En 1937, il fonde Spiritualité carmélitaine destinée aux carmes, aux carmélites et aux membres du carmel séculier ; revue doctrinale et historique de formation conçue, comme primitivement la revue Carmel, comme un lien entre les trois branches de l’ordre : « L’ordre du Carmel, écrivait-il dans l’éditorial du premier numéro, est une école pratique de sainteté. Il a la prétention d’enseigner à ses membres les voies de la perfection, de leur donner aussi à côté de la lumière de la doctrine, le stimulant si efficace de l’exemple ». Cette revue, trop vite arrêtée (1937-1953) et trop vite oubliée, est un exemple du genre. La sûreté de la doctrine carmélitaine et de son histoire est mise à la disposition du lecteur pour qu’il puisse se l’approprier. Seul le numéro écrit par le Père Étienne, Conversation avec Dieu, publié en 1953 a été sauvé de l’oubli par les Éditions du Carmel en 2004.
Sa conviction est claire : « L’oraison ne constitue pas seulement la caractéristique du Carmel, son occupation par excellence, elle est aussi son grand moyen d’apostolat », écrivait-il en 1937. « L’ordre du Carmel, qui exige de ses membres une vie de prière intense, se devait d’enseigner à ses enfants le grand art de converser avec Dieu, il ne pouvait manquer de tenir école d’oraison ». « Apprendre au monde à prier » tel est la vocation du carme, de la carmélite et du carme séculier. D’où la nécessité de se former doctrinalement et de pratiquer soi-même l’oraison. Spiritualité carmélitaine se voulait un outil pour « sortir du chemin de vaches » comme il disait. « L’ordre du Carmel, à la fois citadelle et école d’oraison donne au monde l’exemple et l’enseignement lumineux. »
Ce lien entre doctrine carmélitaine et pédagogie pratique apparaît aussi dans le fascicule Pas à pas avec saint Jean de la Croix et dans Avec Jean de la Croix, publié en italien en 1978 par Don Angelo Albani et aussitôt traduit en 1979 par le P. Étienne. En 1957, il traduisait La science de la Croix d’Edith Stein qui restera jusqu’au récentes éditions critiques la seule porte d’entrée pour le lecteur francophone à l’œuvre de la carmélite philosophe.
Homme de lecture et de silence, le Père Étienne appliquait consciencieusement les conseils de sainte Thérèse pour creuser sa relation à Dieu : les bons livres et la solitude. Sur celle-ci, il écrivait comme un mot d’ordre : « L’heure est venue de retrouver notre âme, cette inconnue, d’aller puiser l’eau de la sagesse à la fontaine du silence. L’heure est venue d’intensifier notre vie intérieure, de descendre en nous-mêmes jusqu’à ces profondeurs insoupçonnées du vulgaire pour y reprendre dans le silence et la paix le dialogue avec Dieu si malheureusement interrompu jadis au Paradis terrestre » (1939).
Cette connaissance approfondie de la doctrine de nos saints, alliée à un grand amour de Charles Péguy et de Ramuz, cette pratique de la garde de la cellule pour lire et traduire, ont forgé la personnalité du Père Étienne et sa relation à Dieu. L’enthousiasme dont il ne se départira jamais en était sans doute le fruit le plus visible. Combien de fois l’expression : « Mais c’est formidable tout de même ! » n’a-t-elle par retentie dans les murs du couvent. Un rien provoquait chez lui la joie, une lecture (le Catéchisme de l’Église catholique), une rencontre : « Quel type ! » C’est cette joie qui l’envahira peu avant sa mort : « Je suis heureux, comme je suis heureux » disait-il. Ses dernières paroles sont un appel qu’il nous lance aujourd’hui encore, alors que désormais il repose aux pieds de cette église dédiée à Notre-Dame du Mont-Carmel : « Jetez-vous en Dieu ! » Paroles du carme qui résume toute une vie dont l’orientation fut donnée au hasard d’une promenade sur les quais de Seine vers 1920. « Jetons-nous en Dieu ! » comme dans un gouffre d’où sourdre la vie."
Fr. Stéphane-Marie Morgain ocd